Submersion marine : un risque qui s’anticipe
L’actualité est là pour nous rappeler que nos côtes sont exposées au risque de submersion marine. Mais si on ne peut pas lutter contre l’envahissement temporaire de la mer, on peut anticiper ce phénomène et limiter les conséquences sur les biens et les personnes en s’y préparant. Pour nous en parler, un spécialiste de la question, Alexandre Brun, Maître de conférences en géographie, aménagement et urbanisme à l'Université Montpellier 3.
L’actualité nous fait nous interroger sur les risques de submersion marine. Y a-t-il des zones particulièrement concernées sur notre territoire ?
La France est très concernée par le risque de submersion marine en raison de la longueur du trait de côte. En effet, selon les estimations du SHOM, la Manche compte 1 759 kilomètres de côtes, l’Atlantique 2 400 et la Méditerranée 1 694 kilomètres, soit au total 5 853 kilomètres de côtes. Si l’on prend en compte les territoires d’Outre-Mer, l'ensemble des espaces maritimes sous juridiction française couvre plus de 10 millions de kilomètres carrés, et est bordée par environ 18 000 kilomètres de côte. Si on se limite aux côtes de la France métropolitaine, certaines zones sont plus exposées que d’autres comme les zones basses (c’est-à-dire de faible altimétrie) et majoritairement sableuses telle que la Côte du Golfe du Lion – laquelle s’étend sur 220 kilomètres du delta du Rhône jusqu’à la frontière espagnole. L’autre facteur qui explique le risque dans cette vaste zone, c’est l’urbanisation. S’il n’y avait ni habitants ni constructions, l’élévation progressive du niveau des mers et des océans ne poserait aucun problème. Mais cette côte est densément urbanisée et la mer monte !
Et dans quelle mesure un scénario catastrophe est envisageable ?
Il n’y a pas à proprement parler de scénario catastrophe, du moins à court terme. Des épisodes comparables à Xynthia (2010) sont en revanche susceptibles de se reproduire. La difficulté réside davantage dans la mise en œuvre des Accords des Paris sur le Climat. L'autre "verrou" c'est le gigantesque chantier d’adaptation des territoires littoraux qui attend les États ayant des côtes, et ce en particulier dans les zones à ce jour largement aménagées puisque c’est précisément dans ces zones que les enjeux (habitations, équipements publics et commerciaux, etc.) sont localisés.
On parle aussi de montée des eaux progressive, d’érosion côtière… La France est-elle concernée par ces phénomènes ?
L’érosion des côtes a toujours touché notre pays, mais l’apport sédimentaire des fleuves et les courants marins contribuaient à engraisser certains secteurs. Par conséquent, il y avait une sorte d’équilibre dynamique : autrement dit, des plages reculaient et d’autres avançaient. Mais en domestiquant les fleuves pour s’en protéger ou en tirer commercialement profit (barrages, endiguements, etc.) et en aménageant les côtes, les pouvoirs publics ont perturbé cette dynamique – que le réchauffement climatique va accentuer lors des tempêtes de plus forte intensité par exemple, reste à savoir dans quelle mesure exactement ?
Et dans l’affirmative quelles sont les projections et selon quels calendrier / échelle ?
Selon le GIEC (2014), le réchauffement climatique contribue à l’élévation du niveau des mers et des océans. L’organisation prévoit que cette élévation pourrait atteindre 98 centimètres à l’horizon 2100. Le rapport précédent du GIEC évoquait des chiffres moins alarmistes (entre 18 et 59 cm). Une équipe américaine a de surcroît publié en juillet 2017 une étude dans la revue Nature Climate Change dont les résultats sont préoccupants : il y a 5 % de limiter le réchauffement climatique à 2°C d’ici la fin du siècle. En prenant en compte l’évolution de la population mondiale et les émissions de carbone dues à l’utilisation d’énergies fossiles qui vont avec, ils estiment que l’augmentation est probablement comprise entre 2 et 4,9°C… d’où l’importance de réajuster sans cesse les prévisions, de développer des modèles régionaux et d’appliquer, en termes d’aménagement du territoire, le principe de précaution avec des scénarios du pire.
Sur la Côte du Golfe du Lion, pour revenir à cet exemple, la majorité des plages reculent aujourd’hui. Or, l’économie régionale a été volontairement "littoraliser" (tourisme, loisir) avec la construction des stations balnéaires de la Mission Racine dans les années 1960. Par conséquent, les élus locaux cherchent à lutter contre l’érosion par tous les moyens, même s’ils sont naturellement conscients des limites de cette stratégie. En outre, l’enveloppe de risque de submersion marine est de 240 cm (car à l’élévation prévue s’ajoute une surcote) : donc, à long terme, il faudra bien redistribuer les hommes et les activités dans l’espace de manière à réduire leur vulnérabilité face aux risques. Ce n’est ceci dit pas commode car certains territoires sont pauvres et les secteurs de l’arc rétro-littoral sont exposés à des risques d’autre nature, risque incendie, risque d’inondation des fleuves, ou déjà urbanisés (il n’y a plus de terrains à bâtir). Attention toutefois à ne pas se méprendre : le processus ne sera pas linéaire et général. Des secteurs se replieront ; d’autres se déploieront vers la mer ou s’adapteront en construisant d’immenses archipels hors d’eau. Tout est à inventer.
Vous alertez les décideurs sur les risques de submersion. Mais concrètement quelles sont les marges de manœuvre pour diminuer ce risque ?
Au plan opérationnel, trois stratégies doivent être menées de front : il s'agit d'adapter le tissu urbain existant lorsque l'analyse coût-bénéfice pour le territoire en montre l'intérêt - construction d'étages refuges, réduction de la vulnérabilité des réseaux techniques urbains, etc. -, de démolir, de manière très progressive, les sites les plus vulnérables pour les reconstruire dans des zones plus sûres et, enfin, d'anticiper au maximum dans la perspective des projets d'aménagement futurs. Est-ce impossible ? L'histoire montre que notre pays a su bâtir des villes nouvelles et des infrastructures. Il faudrait opportunément coupler la question du vieillissement des stations balnéaires à celle de l'adaptation, pour repenser le modèle d'aménagement à l'échelle de la Côte du Golfe du Lion.
De deux choses l’une : soit les décideurs tels que l’État, les régions, etc. perçoivent ce défi comme un "problème" (déplacement des populations, indemnisations) et se limitent aux vielles recettes (un grand "Plan" pour financer grosso modo ce qui était prévu), soit ils s’engagent pleinement dans ce que je considère être un extraordinaire "projet" d’aménagement durable pourvoyeur d’emplois et d’innovation. Cela ne signifie pas que ce soit un grand chantier : je pense plutôt à quelque chose qui relève de la "couture" territoriale et urbaine. Et cela ne marchera que si les ingénieurs respectent davantage l'histoire et la géographie des sites ; le progrès technique ne fait pas tout. Il faut faire avec la nature et non chercher systématiquement à la domestiquer.
À votre avis, peut-on préparer les populations à réagir face à ces phénomènes ? Et dans l’affirmative, de quelle manière ?
Les populations ne sont pas idiotes : chacun sait aujourd'hui, plus ou moins, ce qu'est l'érosion ou encore le risque de submersion marine. Il faut poursuivre, en l'intensifiant, la politique de sensibilisation dans les établissements scolaires, cultiver la "mémoire du risque" et surtout faire évoluer les stratégies des pouvoirs publics, des investisseurs comme des ménages de façon à intégrer très en amont le concept d'adaptation.
Autrement dit, il faut développer la recherche et l’innovation, sensibiliser dès maintenant ceux qui vivent et travaillent dans ces territoires, laisser davantage de place à l’expérimentation dans la planification urbaine, et n’écarter aucun débat, y compris ceux qui fâchent, comme le problème des investissements publics nécessaires à ce chantier d’avenir ou celui, plus crucial encore, de la possible dévalorisation des biens immobiliers.